Ukraine : « Ceux qui votent ne décident de rien, ceux qui comptent les votes… »

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La rubrique Recadrage est une revue de presse critique des médias occidentaux sur la Russie, dont l’auteur est Matthieu Buge, un Français qui vit à Moscou.

Ouvrons par une petite devinette, qu’on a pu entendre ici et là : « Pourquoi Porochenko est-il si pressé avec les élections à la Rada ? Vous savez, même le roi du chocolat a une date de péremption… »

Nos médias sont calmes depuis que l’Est ukrainien n’offre pas de développements plus sordides que d’habitude et que le crash du MH17 ne peut plus être imputé aux « pro-russes », comme nous en parlions (1) dans une précédente revue de presse. Les élections du 26 octobre sont l’occasion de recommencer, doucement mais sûrement, à chanter les louanges de la démocratie occidentale frappant à la porte de l’affreuse Russie poutinienne.

70% pour les « pro-occidentaux » (bien que divisés en cinq groupes, divergents sur d’autres questions) : les résultats de ces élections ont confirmé l’engouement ukrainien pour l’Ouest (2), comme le prédisaient les médias la semaine précédente, soulignant naïvement la « popularité » du groupe politique formé autour de Petro Porochenko, « notre insider » – comme se plaisaient à le surnommer les services américains dès 2006 (3). Les articles mentionnent tous « l’écrasante victoire des pro-occidentaux » (4), sans examiner la direction choisie par cette majorité : la reconnaissance de l’Occident comme idéal politique éclipse tout le reste. On croirait lire la Pravda. De ces élections ukrainiennes, il faut comprendre à la lecture des médias occidentaux que le pays a enfin opté pour la démocratie – non en se choisissant un parlement ou un président (Ianoukovitch aussi avait été légitimement élu) mais en décidant de s’éloigner du partenaire traditionnel qu’est Moscou.

Cette analyse pose trois grands problèmes. Le deux premiers sont liés à l’interprétation simpliste des faits et de l’évolution du pays, le troisième touche au biais traditionnel, plus psychologique que véritablement politique, qui caractérise nos médias de masse.

Le premier problème est que personne ne veut voir que l’Ukraine prend moins le chemin de l’autonomie et de l’Europe que celui d’un partage des richesses nationales entre les grandes instances capitalistes internationales (5) (6) (7). Mais admettons un instant que le rapprochement vers l’Ouest soit réel – le second problème intervient.

La propagande occidentale est si efficace qu’elle semble parvenir à cacher aux journalistes et aux lecteurs le paradoxe fondamental de leur manière d’envisager la question ukrainienne. Ils ont hurlé lors du référendum en Crimée, systématiquement qualifié d’ « annexion » par la Russie (8). Mais qu’est-ce que la démarche occidentale – faire sortir un pays de la CEI, son espace traditionnel, pour le faire entrer dans un autre ensemble géopolitique, l’UE, où des instances supranationales décident de quasiment tout pour ses membres – sinon, précisément, une annexion ? Ce paradoxe n’est pas admissible. La mentalité collective occidentale a admis que le gouvernement russe est mauvais, quand les nôtres, à défaut d’être parfaits, sont acceptables. On affirme dès lors que les Ukrainiens ont voté pour aller vers l’Europe alors que les Criméens n’ont pas eu le choix (9). On peut bien rétorquer que ces derniers ont tout autant voté (10) (11) et que l’idée qu’ils l’ont fait « sous la menace des armes » relève du pur fantasme – peu importe : dans l’inconscient collectif, seul l’Occident fonctionne avec des élections honnêtes.

Mais l’aspect « démocratique » des élections est, en réalité, toujours à double sens. Il y a le sens admis par le commun – clarté du processus politique, volonté du peuple souverain, absence de corruption, etc. – que l’on retrouve aussi bien dans la plupart des commentaires aveugles des internautes que sous la plume des journalistes, tous certainement aussi sincères qu’enivrés de bons sentiments. Et il y a le sens compris par les élites politiques et économiques occidentales : peu importe la conduite du processus tant que lesdites élections vont dans le sens de nos intérêts. Et selon ce schéma, on le sait, les élections en Russie ne sont jamais « démocratiques » – du moins depuis 2004.

L’Ukraine rentre ainsi un peu plus encore dans le « camp du bien » alors que l’Est du pays, la Crimée et la Russie incarnent toujours le royaume des ténèbres. Un peu exagéré ? Pas si l’on en croit Barack Obama, qui, dans son discours de fin septembre à l’ONU (12), plaçait la Russie parmi les trois grandes menaces qui pèsent sur l’humanité, entre le virus Ebola et l’État Islamique. Une déclaration qui, évidemment, n’a dérangé personne à l’Ouest. Plus récemment, c’est George Soros, « l’investisseur et philanthrope », qui a décrit la Russie, dans un article (13), comme une menace pour l’existence même de l’Europe. L’homme, qui admet volontiers se considérer comme un dieu (14), affirme qu’il faut l’écouter car les gouvernements et les peuples d’Europe sont « trop aveugles ». De la part de celui qui se trouve derrière toutes les révolutions colorées (15), cette accusation est légèrement culottée. Mais encore une fois, personne ne va s’en émouvoir – sans doute parce que Soros œuvre par le biais de l’ONG « Open Society » (16), et que « Open », c’est nécessairement positif.

Pour le lecteur moyen, à qui l’on explique que les Russes font des vols tests (destinés à de la reconnaissance ou, potentiellement, à observer la réactivité d’autres armées) près du Japon, de l’Alaska, ou du Danemark (17) et, pire, qu’ils envoient des sous-marins espionner les côtes suédoises (18), les avertissements des grands du monde occidental acquièrent une certaine crédibilité. Si les journalistes rapportaient régulièrement tout vol test ou toute filouterie en espionnage de chaque pays, l’humanité serait en état de guerre permanent, c’est certain.

L’histoire du sous-marin russe invisible en eaux troubles suédoises en rappelle d’ailleurs une autre, curieusement semblable. Au début des années 1980 (19), la Suède se met en quête d’un sous-marin soviétique dans ses eaux territoriales (comme en 2014) : des quidams ont en effet aperçu des objets naviguer dans les golfes, et les États-Unis ont confirmé la présence de sous-marins soviétiques près de la côte suédoise (comme en 2014 !). Branle-bas de combat ! Evidemment, ces recherches, à l’époque, n’ont mené à rien – à part au gel des relations entre l’URSS et la Suède (comme en 2014…), qui avait pourtant cherché à rester neutre pendant la Guerre froide. Sauf que si l’on en croit Ola Tulander (20), spécialiste suédois des relations internationales, ces manœuvres en eaux suédoises étaient en réalité l’œuvre de l’OTAN… dans le but, précisément, de faire sortir la Suède de sa neutralité.

Pour autant, au milieu de toute cette réécriture de l’histoire sous l’angle occidental, on doit relever quelques articles, publiés récemment par la presse grand public, qui s’efforcent de fournir une vision plus honnête de l’actuel affrontement Est-Ouest. Malcolm Fraser (21), notamment, ancien Premier ministre australien, souligne dans la presse que « l’agression » originelle est le fait de l’OTAN et non de la Russie, et que cette politique dure depuis deux décennies. The Guardian a aussi fait preuve de bonne volonté en publiant une interview de Nikolaï P. Patrouchev (22), ancien directeur du FSB, qui propose aux lecteurs occidentaux une leçon d’histoire un peu différente de celle à laquelle ils ont droit depuis vingt-cinq ans. Évidemment, ces articles ne sont pas en première page – il faut fouiller un peu. Mais c’est déjà ça. Malheureusement, en réponse à ces regards critiques, l’Ouest a déjà tout prêt son argument imparable : la Russie est « paranoïaque » (23)….

Sitographie et références :

1. http://www.lecourrierderussie.com/2014/07/mh17-coupable-crime/
2. http://www.liberation.fr/monde/2014/10/26/ukraine-ecrasante-victoire-des-pro-occidentaux-aux-legislatives_1130102
3. https://wikileaks.org/plusd/cables/06KIEV1706_a.html
4. http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/10/24/ukraine-les-elections-en-six-points_4512127_3214.html
5. http://www.theguardian.com/business/shortcuts/2014/may/14/hunter-biden-job-board-ukraine-biggest-gas-producer-burisma
6. http://www.zerohedge.com/news/2014-08-29/has-ukraine-shot-itself-foot-gas-pipeline-deal
7. http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/may/20/who-will-benefit-from-imf-ukraine-bailout-not-its-people
8. http://www.rfi.fr/europe/20140327-assemblee-generale-onu-invalide-annexion-crimee/
9. http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/03/16/un-referendum-en-crimee-pour-dire-oui-a-la-russie_4383876_3214.html
10.http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/10/27/ukraine-des-elections-conformes-aux-normes-democratiques_4513060_3214.html
11. http://www.theguardian.com/world/2014/mar/16/crimea-referendum-polls-open-live
12. http://www.whitehouse.gov/the-press-office/2014/09/24/remarks-president-obama-address-united-nations-general-assembly
13. http://www.theguardian.com/world/2014/oct/23/george-soros-russia-threat-europe-vladimir-putin
14. I admit that I have always harbored an exaggerated view of my self-importance — to put it bluntly, I fancied myself as some kind of god or an economic reformer like Keynes (each with his General Theory) or, even better, a scientist like Einstein (reflexivity sounds like relativity). The Alchemy of Finance, George Soros, 1987.*
15. http://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volutions_de_couleur
16. http://fr.wikipedia.org/wiki/Open_Society_Foundations
17. http://www.washingtontimes.com/news/2014/oct/23/vladimir-putin-emboldened-by-weak-us-response-to-r/?utm_source=RSS_Feed&utm_medium=RSS
18. http://www.lesechos.fr/monde/europe/0203886295115-suede-fin-des-recherches-du-sous-marin-inconnu-et-de-la-cooperation-militaire-avec-moscou-1057212.php
19. http://en.wikipedia.org/wiki/Swedish_submarine_incidents
20. http://en.wikipedia.org/wiki/Ola_Tunander
21. http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/oct/24/g20-feelings-about-mh17-and-ukraine-will-have-to-be-put-aside-for-any-productive-discussion-to-happen
22. http://www.theguardian.com/world/2014/oct/24/sp-ukraine-russia-cold-war
23. http://www.themoscowtimes.com/opinion/article/paranoid-russia-now-sees-enemies-everywhere/509807.html
 
Source : Kyivpost.com
 
http://www.lecourrierderussie.com/2014/10/ukraine-votent/
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HMathi
HMathi
31 octobre 2014 12 h 24 min
Merci pour ce bel article à faire suivre.